Chine, le déclin d'une éternité

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En Chine, le déclin d'une éternité (Le Figaro)

Jean Leclerc du Sablon est journaliste, auteur de L'Empire de la poudre aux yeux (Flammarion 2002).

 Publié le 09 septembre 2006 Actualisé le 09 septembre 2006 : 21h05

Le 9 septembre, en Chine, c'est le 9-9. Ce doublement du chiffre, sacré au pays des 9 dragons, signifie par homophonie et pour tous les Chinois, jiu jiu, longtemps, très longtemps... éternellement. Mao savait que son prédécesseur admiré, le cruel empereur Qin Shi Huangdi, recherchait déjà l'éternité il y a deux mille ans, mais qu'il mourut et qu'on dut placer son corps sur une charrette de poissons de façon à neutraliser les remugles. Lorsqu'il poussa son dernier soupir, le 9 septembre 1976, à 83 ans, Mao avait déjà expliqué à ses infirmières que nul n'est éternel, pas même lui, qui comme chacun était guetté par la mort. Mais alors, pourquoi l'homme qui étouffa l'esprit d'un quart de la population humaine est-il encore vénéré par un régime qui se fait fort de conduire la Chine aux avant-postes de la connaissance et de la puissance ?

 Pourquoi, alors que depuis 1945, on ne dit plus «chancelier Hitler» continue-t-on, trente ans après sa disparition, à donner du «président Mao» à ce personnage qui, il faut bien le reconnaître après avoir lu sa remarquable biographie, cet impitoyable réquisitoire d'une fille de la révolution Chang Jung (1), était une gouape, un sale type qui fit rayer de la vie plus qu'aucun dictateur de l'Histoire, plus que ses contemporains Joseph Staline ou le Führer Adolf ? Quelques mois après son passage «chez Marx», on entendait dans les autobus brinquebalant sur les routes du Sud «Nous, les Chinois, nous détestons Mao !»

Or, aujourd'hui, on n'ose pas trop en dire du mal, surtout lorsque l'on appartient aux cercles qui n'ont rien à faire de l'inspirateur des révolutionnaires du monde entier. Tous disent «président Mao», des patrons de multinationales aux animateurs de la télévision, des scribes convertis à la pensée unique aux prolétaires chinois rescapés des années Mao.

Mais en Chine, l'effacement de cet encombrant souvenir a commencé. À Shanghaï, on annonce la sortie d'un nouveau manuel scolaire, un livre-pilote où le nom de Mao ne figure qu'une seule fois. Les atrocités qu'il présida sont encore plus taboues que dans les ouvrages classiques : à peine évoque-t-on le «grand bond en avant», sans bien sûr préciser que selon l'enquête exemplaire du journaliste Jasper Becker, cette folie fit crever de faim plus de 30 millions de Chinois. La «révolution» dite «culturelle» reste sous la chape de silence dont la publicité du parti l'avait enveloppée en mai dernier, pour les 40 ans du déclenchement de cette guerre civile en mai 1966. De même, la plupart des épisodes violents des annales sont éliminés. Dans ce pays, écrit Simon Leys, il convient d'observer la célébration des anniversaires, leur non-célébration, et la célébration des non-anniversaires.

Un seul chapitre est consacré à l'«avenir radieux» promis par le communisme. Un chapitre sur 52, d'après les comptes du correspondant du New York Times. Joseph Kahn cite un des pédagogues auteurs de ce livre : «L'Histoire n'appartient ni aux empereurs ni aux généraux.» Mais l'actuel chef du parti et de l'État, Hu Jintao semble avoir ces deux casquettes vissées sur le crâne. Il ne rend pas sa place à l'Histoire «totale», comme l'entendait Fernand Braudel, dont se réclament certains des auteurs, mais serre encore plus étroitement le strapontin des événements.

En Chine, il est indispensable, pour garder le pouvoir, de contrôler le passé. La réputation de Mao, comme «grand commandant en chef» et «grand penseur» s'estompe comme une grande illusion. Mais ceux qui claironnent le réveil continuent de dissimuler la réalité des crimes de ce personnage. Ils croient qu'ainsi, ils vont conserver leur pouvoir. Ils croient aussi qu'ils pourront de la sorte convaincre les grands du capitalisme mondial, vider leur cerveau et leur portefeuille. Malgré leur savoir-faire en ces domaines, ils vont à l'échec. L'éternité ne s'applique ni aux hommes, ni à leurs oeuvres. Mais il arrive que des mots d'ordre survivent aux dynasties, même quand Mao n'en propagea que la caricature creuse, comme pour «Il est juste de se révolter.» Ces mots, les maîtres de la Chine ne veulent plus les entendre.

 * Journaliste, auteur de L'Empire de la poudre aux yeux (Flammarion 2002)

 (1) Jung Chang et Jon Halliday, Mao, L'Histoire inconnue, traduit de l'anglais par Béatrice Vierne et Georges Liebert, (Gallimard).