Vous avoir terrain ?

[ Accueil ] [ Remonter ]

De la Bibliothèque de l'Université de Pékin à « Vous avoir terrain ? »

ou
Les femmes ont-elles du lait de vache ?

par Wu San

Depuis 1919 - pour ne considérer que le seul 20e siècle - l'Université de Pékin (Beida, selon son acronyme chinois usuel) est le foyer des grands sursauts protestataires chinois. Une braise s'y consume en permanence, souvent sous la cendre d'une normalisation de façade,parfois dans un embrasement emblématique qui gagne vite le pays tout entier (la fameuse étincelle qui peut mettre le feu à la prairie, disait l'Autre). L'Université de Pékin incarne une conscience nationale qui s'est, à plusieurs reprises, dressée contre l'injustice imposée au pays - que ce soit du fait de puissances extérieures ou du fait de la tyrannie auquel il est soumis (deux facteurs souvent interactifs). C'est là que naissent les mouvements de protestation ou de révolte à valeur politique, qui peuvent plonger le pays dans le chaos ou révéler l'état de mal-gouvernance infligé à la Chine.

Depuis 2003, la bibliothèque de Beida, en quelque sorte le coeur de ce qui se voudrait une civilisation du livre réincarnée, la Chambre du Savoir d'une culture que les plus audacieux abrutisseurs d'État ne sont pas parvenu à tuer, est dépositaire d'un fonds bibliographique incongru : un bon millier de volumes légués par un ancien ministre français qui se piquait d'être un bon peu enchinisé.

Alain Peyrefitte (Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera, 1973) a cru bon, à sa mort, de faire don d'une partie de sa bibliothèque personnelle ou du moins des ouvrages qui, sur ses rayonnages, ne présentaient pas, nous dit-on de source sûre, une valeur bibliophile ou littéraire établie.

Voici donc la fine fleur de la jeunesse chinoise, héritière de la plus haute tradition en matière de révolutions, de révoltes, de coups de gueule, de cris d'alarme lancés contre l'incurie, l'impéritie et l'imbécillité gouvernementale - du mouvement du 4 mai 1919 à l'explosion de Tiananmen en 1989 - à présent en mesure de consulter les rossignols qui occupaient les murs du logement d'un dignitaire français viré de son poste ministériel (à l'éducation) pour incompétence devant l'émeute estudiantine de mai 1968 et qui, fort marri de ce revers de carrière, se reconvertit dans l'apologie systématique de l'absolutisme chinois. Or on constate qu'une publicité assez médiocre a été donnée à cette contribution française à l'édification culturelle des masses chinoises.

Pourquoi le gouvernement français n'a-t-il pas fait savoir haut et fort que les étudiants de Beida se voyaient ainsi gratifiés de pouvoir partager certaines des lectures d'un ancien secrétaire présidentiel à l'information célèbre pour avoir tenu l'engeance journalistique sous contrôle étroit, pour avoir reconnu dans le système du laogai un mode d'administration du développement rural somme toute acceptable, pour avoir prôné, en Chine, en 1989, les méthodes de répression devant une agitation estudiantine que Charles de Gaulle et Pierre Mesmer lui avaient refusées à Paris en 1968 ? Pourquoi avoir manqué de donner quelque éclat au fait que dans ce legs se trouvait, par exemple, un volume dédicacé par Régis Debray (de gauche) professant toute son admiration pour l'académicien (de droite), laissant supposer que le premier brigue le strapontin du deuxième ?

Tout cela est tellement triste qu'il faut se replier sur la grande tradition de connaissance intellectuelle française de la Chine afin de regagner espoir.

On apprend ainsi que le spécialiste incontesté du monde chinois en France, qui s'est récemment transporté en Chine même, dans un mouvement qui ne manque pas de panache, effectue des progrès fulgurants dans la pratique de la langue qui manquait tant à Alain Peyrefitte (celui-ci devant hélas rester dans les mémoires pour s'être affiché devant une caméra de télévision en train de lire un rescrit de l'empereur Qian Long à l'envers). Jean-Luc Domenach, puisqu'il faut l'appeler par son nom, s'est hasardé voici peu, à la porte d'un restaurant de Pékin, à demander dans la langue des autochtones s'il pouvait envisager d'y faire table. A l'employée de l'établissement, l'homme, dont le salaire de spécialiste est augmenté désormais d'une prime à l'expatriation est financé par le contribuable français, s'est ouvert de son interrogation en des termes simples mais directs : « You difang ma ? » (« Vous avoir terrain ? ») La soubrette, qui n'était pourtant pas propriétaire foncière, lui répondit qu'il pouvait certes s'asseoir.

La compréhension entre les peuples fit là un bond plus grand que lors d'une visite effectuée en Chine par un autre retentissant expert français des affaires chinoises, Léon Vandermeersch, illustre prédécesseur du susdit, voici 25 ans. Convié à contempler dans une crèche les bienfaits du socialisme en matière de puériculture, ce spécialiste des écritures antiques de la Chine, maître en sinologie et enthousiaste propagandiste des expériences « révolutionnaires » de l'ère Mao Zedong, avait confondu ses interlocuteurs avec cette question : « Les femmes ont-elles du lait de vache ? » (« Nuren you niunai ma ? ») La science progresse.