Un commentaire sur la liberté de la presse en Chine, et donc ailleurs

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L'annonce par le gouvernement de Pékin (juin 2006) qu'il entendait désormais imposer des amendes aux journaux qui ont le front de publier des informations - c'est à dire de la matière journalistique qui n'a pas reçu l'imprimatur du Parti communiste chinois - a été généralement perçue comme une nouvelle preuve de répression, une attaque vigoureuse de plus à l'encontre des libertés publiques. « Interdits à Pékin : les événements inattendus », titrait (29 juin 2006) un éditorial du New York Times. Réaction compréhensible de la part d'un journal qui vient de voir un de ses collaborateurs chinois pris en otage dans les rêts du système « judiciaire » de la République populaire. Mais réaction à courte vue.

Le fait que Pékin ait désormais besoin de recourir à pareille menace est en réalité une excellente chose. Jusqu'à récemment, le pouvoir du Parti communiste était tel dans les rédactions de ce qui passait pour une « presse » chinoise qu'il suffisait à un de ses représentants de froncer un sourcil pour que soit immédiatement enterré le moindre sujet de reportage risquant de ne pas coïncider avec la ligne officielle, par définition optimiste. On se souvient que les efforts d'un médecin militaire, en 2003, pour faire passer dans la presse officielle des alertes à l'épidémie du virus du syndrôme respiratoire aigu sévère (sras), lui valurent quantité d'ennuis qui ont fait de lui un opposant politique solide.

La menace d'amendes représente donc, a contrario, un aveu - aussi inattendu que bienvenu - d'impuissance de la part des gardiens de l'idéologie. Un remarquable constat de « retrait tactique » sur le front Maginot de la guerre de l'information. C'est peut-être même la meilleure nouvelle enregistrée depuis longtemps à l'échelle mondiale quant à la liberté de la presse.

Elle va avoir deux conséquences. D'abord, de la part de médias qui commencent à gagner de l'argent et dépendent de moins en moins des subsides dérisoires du gouvernement pour entretenir leur personnel pléthorique, elle va constituer une puissante incitation à fournir de l'information à son audience, quitte à en payer le prix sous la forme que quelques milliers de dollars de-ci de-là reversés aux ayatollahs du parti. Cette « dime sur l'info » risque en toute logique d'être comparable au « droit au troisième enfant » que les paysans chinois des années 1980-1990 acquiéraient, sous couvert d'une amende, pour contourner les rigueurs du planning familial dans le cadre de la lutte gouvernementale contre la surpopulation.

Et comme les Chinois ne sont pas des idiots, on peut attendre une deuxième retombée : un regain de crédibilité pour les journaux qui joueront le pari de l'information, et donc une augmentation de leur diffusion. Il n'y a pas si longtemps que le Quotidien du peuple était considéré par ses lecteurs obligés (les volontaires étaient rares, de l'aveu de ses collaborateurs) comme le journal où il n'y avait guère que la météo qui ne soit pas a priori biaisée idéologiquement (sans aller jusqu'à laisser prévoir des catastrophes, mais la météo chinoise n'en avait guère les moyens alors). A présent, et après quelques mois d'adaptation, un journal politiquement correct va pouvoir s'offrir à inervalles réguliers un « scoop » - une information que le Parti aurait aimé voire taire - moyennant la taxe. Et augmenter ses ventes, donc ses tarifs publicitaires.

L'avènement de la liberté de la presse en Chine risque de prendre encore deux ou trois siècles selon la manière dont les choses évoluent sur d'autres plans. Mais une fois qu'elle sera inscrite dans les textes, on pourra créditer le Parti communiste chinois (nécessairement défunt alors) d'une avancée majeure dans ce long tunnel qu'aura été sa réalisation. Une leçon à méditer pour les démocraties qui s'imaginent pouvoir se passer de journaux.

FRANCIS DERON Juillet 2006