Mitterrand, Mao et l'humanisme

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Intéressant exemple de la profondeur de jugement et de l'humanisme de celui qui fut Président des Français. On a du mal à discerner s'il est le complice du plus grand criminel contre l'humanité qu'ait porté la Terre ou s'il est simplement manipulé par un maître en la matière

Rencontre avec un humaniste chinois

« Durant ces préliminaires, j'observais mon hôte illustre. Instinctivement, je comparais cet homme vivant aux représentations multiples de l'imagerie officielle et j'y effectuais des retouches. Je remarquais son beau visage plein que semblent avoir épargné les travaux et les jours. Les paupières mi-closes mais vite levées dès qu'il s'anime, le rire aisé et franc, le large front net de rides ne laissent pas deviner ses soixante-sept ans. Ses amis disent qu'à Hankow, il y a deux ans, il a traversé le Yang-Tsé à la nage - comme il aime à le faire depuis sa jeunesse et l'a chanté dans :

Je traverse à la nage un fleuve infini

Laissant au ciel de Tchou mes yeux jouir de l'espace.

Sans souci du vent ni des vagues,

Mieux que dans ma cour, en promenade,

Aujourd'hui je me trouve au large.

Au bord du fleuve, le Maître dit :

« Tout ce qui passe est comme cette eau. »

L'envol d'un pont unit le nord au sud.

La faille infranchissable est devenue passage.

La déesse, à soi-même pareille,

S'étonnerait du monde nouveau.

Le souffle parfois précipité, la légère voussure d'une épaule, la voix douce et basse révèlent cependant une fragilité, trahissent un effort, peut-être une lassitude physique. Dans son attitude, rien d'autre ne le distingue qu'une extrême courtoisie, une attention éveillée par chaque nuance d'expression, une carrure tranquille. A la manière de tant de ses compatriotes, il rentre frileusement ses mains très soignées dans les longues manches de sa veste de coton gris au col fermé qui ne diffère que par la couleur de celle que revêtent, depuis Sun Yat-sen, quelques centaines de millions de Chinois.

Mao n'est pas un dictateur, mais le magistère qu'il exerce lui confère un pouvoir sur son peuple que ne possédèrent jamais ni le fanatisme incantatoire (assorti d'un solide régime policier) de Hitler en Allemagne ni l'énergie dévorante et cynique de Mussolini en Italie ; que n'acquerront jamais un Nasser en Egypte, malgré son astucieux mélange de violence, de ruse et de pondération, un Franco en Espagne, malgré l'insolente protection de ses trois gendarmes : l'armée, l'Eglise et l'argent. Il n'est pas non plus de l'école de Gandhi. Ce marxiste chinois ne peut que demeurer étranger aux méthodes de pensée et d'action d'un Nehru. La rigueur doctrinale s'allie en lui à un réalisme vigilant, au goût et à l'expérience du concret, à la volonté acharnée de bâtir une société qui réponde à ses exigences sans détruire au passage l'objet même qu'elle se propose de servir. Mao est un humaniste. Mais cet humaniste-là, qui mène une révolution conquérante depuis plus de trente ans (il a conduit des armées comme le partisan qui dresse une embuscade et comme le professeur d'école de guerre qui prépare sur la carte la retrait dont il attend la victoire et ne livre combat que sur le terrain qu'il a lui-même choisi), qui accepte les devoirs d'un militant et qui se soumet aux disciples formelles, échappe aux définitions ordinaires. Même en Chine, il représente un nouveau type d'homme. La sagesse, la culture n'ont de sens, pour lui, qu'identifées à l'action.

François Mitterrand, La Chine au défi (pp.26-28), René Julliard Ed, Paris, 1961*

*Notice bibliographique :

Bibliothèque Nationale de France - François Mitterrand (www.bnf.fr)

1 exemplaire (magasin rez-de-jardin) sous la cote 16-O2N-2784, notice n°FRBNF33102172.

Cet ouvrage, vendu 9,90 NF à sa publication, est le deuxième des 22 titres signés François Mitterrand répertoriés à la Bibliothèque National de France-François Mitterrand. Il a été publié huit ans après son premier livre, Aux frontières de l'union française, Indochine Tunisie (1953). Son ouvrage suivant paraîtra en 1964 : Le coup d'Etat permanent.