L'incident Pu Yan

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Pour en profiter encore davantage, l'hommage rendu par un Ministre français à Jean Yanne, en version anglaise.

L'Incident Pu Yan
ou
« Moi devoir suicider moi »
(Histoire authentique en hommage à Jean Yanne)

La mort, en Normandie, hier vendredi 23 mai 2003, de Jean Yanne, réalisateur français de cinématographe et chroniqueur de génie, n'a pas été, hélas, l'occasion pour les médias de revenir sur un épisode pourtant majeur des relations internationales au 20e siècle : l'Incident Pu Yan.

Le 28 février 1973, l'ambassadeur de France à Pékin, Etienne Manac'h (l'apostrophe bretonnante provoque un hoquet réprobateur dans le logiciel de correction orthographique automatique mais n'est pas due à Jean Yanne), qui cultivait avec les autorités chinoises des relations au demeurant exemplaires de servilité, reçut convocation à se rendre de grande urgence au Waijiaobu -autrement dit le Ministère des affaires étrangères, appellation moderne d'une institution fondée au 19e siècle, à la fin de la dynastie Qing, sous le nom de Bureau des affaires barbares. Dans le salon surchauffé du ministère où il fut convié à s'asseoir, tandis que cigarettes chinoises et thé pisseux au jasmin étaient déposés sur la table basse à son intention, le diplomate se vit donner lecture d'une extravagante protestation officielle du gouvernement de la République populaire de Chine contre la production, en cours en France, d'un film intitulé Les Chinois à Paris (un « soi-disant film », dit le fonctionnaire chinois chargé de la besogne diplomatique) dirigé par l'acteur-auteur-producteur Jean Yanne (un « soi-disant réalisateur », précisa le fonctionnaire), qui faisait, à l'en croire, grande humiliation au peuple chinois.

Le film Les Chinois à Paris était en effet en cours de tournage et se proposait de mettre en scène fictivement l'armée populaire de libération chinoise occupant la capitale française comme naguère l'armée du 3e Reich, et y imposant les moeurs particulières alors en cours en Chine, dans le délire ubuesque de la « révolution culturelle ». Service du peuple et logorrhée tiers-mondiste. Le scénario offrait une charge cruelle dirigée plutôt contre l'occupé que l'occupant, en l'occurrence figuré par un commandant chinois du nom de Pu Yan qui, finalement séduit par un stéréotype parfait de Belle Parisienne, menace de tirer un trait sur sa carrière militaire par ces mots inoubliables : « J'ai failli. Moi devoir suicider moi » (il n'en fera rien).

Depuis des semaines, le tournage donnait lieu dans Paris à une guérilla politico-diplomatique peu commune. Les barbouzes de l'ambassade de Chine en France multipliaient les intimidations à l'encontre de la petite communauté chinoise de Paris afin que ses membres se tiennent à l'écart de cette entreprise de dérision visant le bien-aimé président Mao, l'image de sa « révolution culturelle » et donc les plus hautes instances dirigeantes de la civilisation chinoise réincarnée. Le siège de la diplomatie française, le Quai d'Orsay, avait poliment opposé une fin de non-recevoir aux demandes de l'ambassade de Chine de faire cesser le tournage, arguant de ce que les moyens légaux (et non la volonté politique) lui manquaient à cette fin, s'agissant d'une entreprise privée (un terme alors intraduisible dans le parler des représentants de Pékin). Jean Yanne lui-même racontera qu'il lui avait fallu faire face avec les outils du bord au harcèlement mené à l'encontre de son équipe par des sbires de l'ambassade chinoise qui suivaient le tournage dans tous ses déplacements, vraisemblablement dans un esprit de mouchardage assez proche, au bout du compte, de ce qui faisait le thème essentiel du scénario. La seule arme que Yanne put mettre en batterie face à ce harcèlement (que la loi aurait pu contrecarrer si la force de police avait été activée par le pouvoir politique) fut la dérision cinématographique : embuscades visant à filmer des plans-surprise des clampins pékinois pris en flagrant délit de filature illégale -tous plans qui, malheureusement, ne se retrouvèrent pas dans le montage final du film en raison de leur qualité technique insuffisante.

Le représentant de la France à Pékin, en ce mercredi 28 février 1973, ne prit pas la mesure du sommet qui était atteint en matière de ridicule d'Etat. En témoigne son journal personnel, qui, à la date concernée, ne fait aucune mention de l'exercice diplomatique auquel se livraient les deux pays par l'entremise de son interlocuteur et de lui-même. Le journal fait état de la presse chinoise officielle du jour, qui relate la visite en France d'un hiérarque communiste affublé du titre de ministre des affaires étrangères, lequel proféra, paraît-il, quelques paroles encourageantes à propos de la guerre américaine en Indochine ; il reprend pour une bonne mesure à son compte la position de Pékin face aux Etats-Unis à ce sujet. Mais du courroux immense du peuple chinois tel qu'exprimé par son gouvernement à l'égard de Jean Yanne, pas de trace. Le journal personnel (Mémoires d'extrême Asie, vol.III, Fayard 1982) semble indiquer que l'ambassadeur s'est mis au vert le lendemain, jeudi 1er mars, puisque aucune entrée ne figure à cette date (à moins que l'homme ait passé la journée du 1er mars à rechercher dans les dictionnaires le mot « pochade » - recherche qui semblerait alors avoir été infructueuse puisque aussi bien l'index de ce volume, gros de 676 pages, ne comporte pas le patronyme Yanne). Le 2 mars, l'affaire était oubliée et le diplomate Manac'h (paix à son âme) s'intéressait à « l'article du commentateur du Quotidien du peuple » (le journal officiel chinois) de la veille à propos -encore -de la guerre du Vietnam et des signes indiquant à son jugement que la Chine « prétend marquer qu'elle se comporte elle-même en puissance responsable ».

Les Chinois à Paris fut tourné, pour l'essentiel, avec des membres de la communauté vietnamienne d'origine chinoise vivant en France (pour beaucoup d'entre eux fraîchement échappés au communisme vietnamien bientôt vainqueur à Saïgon). Ce qui explique que bien des acteurs incarnant des officiers de l'Armée populaire de libération s'y expriment en chinois avec un fort accent méridional. Certains ne parviennent pas à masquer à quel point le jargon politico-militaire pékinois qu'on leur fait prononcer dans les dialogues leur arrache la gueule. A la sortie du film dans les salles de cinéma françaises, l'ambassade de Chine, « puissance responsable », réitéra ses démarches de protestation auprès d'un gouvernement français dans l'impossibilité juridique d'opposer la moindre entrave à la diffusion de l'oeuvre. Près de trente ans plus tard, Jean Yanne s'en frappait encore les cuisses en racontant l'histoire sur les antennes d'une station de radio.

L'un des collaborateurs d'Etienne Manac'h, Charles Malo, qui lui succéderait par la suite au poste d'ambassadeur, nous raconta comment il avait cru pouvoir répondre, quant à lui, à des plaintes officielles chinoises du même ordre lorsque des dissidents exfiltrés se retrouvèrent en France pour y formuler des mises en accusations du gouvernement de Pékin. Charles Malo sortait alors de ses tiroirs une carte du monde publiée dans les années 1960 par le gouvernement chinois, sur laquelle les pays d'Occident étaient piqués de petits drapeaux rouges montrant la poussée des idées de la « grande révolution culturelle prolétarienne et de la pensée de Mao Zedong », et demandait à ses interlocuteurs si leur foi nouvelle dans les principes de « non-ingérence dans les affaires intérieures » de tiers-pays procédait du même état d'esprit qu'autrefois leur enthousiasme pour un chambardement mondial selon leur credo du moment.

Jean Yanne, en commettant une dernière farce qui n'aura amusé que lui -sa mort -a raté la nouvelle rigolade de ce samedi 24 mai. Les médecins les plus compétents de Hong Kong ont identifié l'animal qui a servi de vecteur au virus coupable du « syndrome respiratoire aigu sévère » (sras), la pneumonie « atypique » qui a déjà fait près de 700 morts en sept mois dans le monde, infectant la Chine et ses principaux voisins. C'est la civette, une sorte de chat carnivore élevé et abattu en Chine méridionale à des fins gastronomiques. Et non pas, comme l'avait plaisamment laissé croire le gouvernement chinois, le malheureux pangolin, mammifère édenté qui se nourrit de fourmis -et qui présentait l'avantage idéologique pour Pékin de n'être pas autochtone (il provient de l'univers malais).

Jacques Chirac, chef de l'Etat, a rendu à Jean Yanne un hommage qui aurait fait hurler le mort de rire : il avait « un humour singulier », a reconnu le président de la République française. C'est dire.

Addenda de nature chronologique. Pour être tout à fait complet sur le sujet, il convient de préciser que l'Incident Pu Yan suivit de quelques mois l'affaire du premier fonctionnaire de la République populaire de Chine à avoir tenté de faire défection en France, terre des droits de l'homme ; l'individu fut remis dans un avion pour Pékin par le gouvernement du président Georges Pompidou. Ce dernier, en septembre 1973, six mois après l'Incident Pu Yan, se rendit en visite officielle à Pékin, où il était le premier président de la 5e République à se déplacer, dans la prochaine perspective du dixième anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques pleines et entières entre les deux pays. L'affaire de la défection déjouée ne figure pas, elle non plus, dans le journal de l'Ambassadeur Manac'h. La visite de Georges Pompidou en Chine y figure profusément.