Sado-marxisme ou sado-maoïsme ?

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Mao ou l'étrange fascination française pour le sado-marxisme (Le Figaro)

Par Guy Sorman, essayiste, qui vient de publier L'Année du coq, Chinois et rebelles (Fayard).

Publié le 08 septembre 2006

Mao Tsé-Toung, combien de morts ? Entre guerre civile, famine organisée, purges et révolution culturelle : quarante millions de victimes, soixante millions ? Impossible de prétendre que l'on ne savait pas. Dès 1971, l'écrivain Simon Leys (dans Les Habits neufs du président Mao), publié par René Viénet (par ailleurs auteur du film culte Chinois, encore un effort pour devenir révolutionnaires), révèle à l'Occident les massacres de la Révolution culturelle. Il n'empêche -c'est inexplicable -que la même année, Maria-Antonietta Macchiocchi, philosophe italienne qui fait autorité à Paris autant qu'à Rome, publie un ouvrage à la gloire de Mao. Dans De la Chine, on lit «la révolution culturelle inaugurera mille ans de bonheur», tout un programme. Mao ? Macchiocchi le trouve «génial». Forcément génial. Comme Staline, qualifié lui aussi, par Louis Aragon, en 1953, de génial. D'une génération l'autre, une certaine intelligentsia ne se refait pas, comme s'il était essentiel de ne voir rien ou de feindre de ne voir rien, de manière à se tromper d'avenir, toujours.

En 1974, Roland Barthes, grand maître des lettres françaises, se rend en Chine. Et en revient enthousiaste, c'est inévitable ; dans ses bagages, deux grands écrivains, Philippe Sollers et Julia Kristeva. Eux aussi enthousiastes, évidemment. Sollers, retour de Pékin, déclare avoir vu la «vraie révolution antibourgeoise». De ses propres yeux. Dans sa narration de voyage intitulée Des Chinoises, Kristeva écrit : «Mao a libéré les femmes» et «résolu la question éternelle des sexes». La violence ? Elle-même n'a «constaté aucune violence». À sa décharge, en 1974, les corps qui pendaient aux arbres de Canton avaient été décrochés ; mais le laogai, ce goulag chinois, affichait complet. Soixante millions de morts donc, «pas constatés» : de si discrètes victimes. On s'en voudrait d'oublier les nouveaux philosophes médiatiques de l'époque, Christian Jambet et Guy Lardreau : Mao, déclarent-ils en 1972, est la «résurrection du Christ», et Le petit livre rouge, «la réédition des Évangiles».

1976, Mao disparaît : les troupes de Jean-Paul Sartre placardent sur les monuments de Paris son portrait voilé de noir. Sartre, directeur du journal La Cause du peuple, maoïste sans même qu'il lui fût nécessaire de se rendre en Chine.

Comment des intellectuels remarquables, Sartre, Barthes Kristeva et d'autres -ce n'est pas insignifiant –, purent-ils ne rien constater, ou le prétendre, ne pas être solidaires des victimes, ne pas voir le peuple chinois ? Comment et pourquoi crurent-ils possible ou nécessaire de pactiser avec Mao le bourreau ? Il y a là un grand mystère. Ou un amoralisme sans faille. Ce qui a lié une certaine intelligentsia aux tyrans, Staline, Mao, Castro, on doutera que ce fut la quête de la liberté, de la justice, de la démocratie ; ces valeurs-là n'étaient proclamées qu'à l'usage des gogos. Au-dessus de la liberté, de la justice, notre certaine intelligentsia a adoré la violence révolutionnaire, l'esthétique de la violence. N'est-ce pas le spectacle de la révolution qui plut aux Sartre, Barthes et compagnie ?

Sollers, Kristeva, Barthes, Sartre n'ont pu croire un instant, croire réellement que Mao «libérait l'humanité des valeurs bourgeoises» (Sollers, encore). Dans La Cause du peuple, «Mao, contrairement à Staline, n'a commis aucune faute», écrit Sartre. La famine de 1962 ? «Une trahison de Moscou», dit Sartre. Sartre ignorant ? Doutons-en. Va-t-il au moins dénoncer les laogais, camps de travail et camps de la mort ? Pas un mot, le même silence de plomb que sur le goulag soviétique. Il est évident que nos maoïstes savaient : mais, les droits de l'homme, ce n'était pas leur priorité. Révolutionnaires, ils l'étaient pour jouir au spectacle sang et or de la révolution. Oui, en jouir. Barthes ? Retour de Pékin, il ne s'interroge que «sur la sexualité des Chinoises». Nos pèlerins de Pékin, pas aveugles, ni romantiques, doivent peu à Karl Marx mais beaucoup au marquis de Sade. Imagine-t-on réellement Barthes ou Sollers en marxistes et soucieux de la libération du paysan chinois ? Ou Aragon, en son temps, préoccupé par le destin du prolétaire russe ? Rendons grâce à leur intelligence : ils s'en moquaient. Par-delà l'amoralité, sadienne, de cette certaine intelligentsia, éprise de toute révolution pourvu qu'elle fût antibourgeoise, c'est-à-dire violente et haute en couleur, il y a la Chine.

Le maoïsme français, ce n'est pas que le stalinisme. C'est le stalinisme, avec en plus la Chine : un avatar dans la longue histoire de la sinophilie ou sinolâtrie française. Une certaine idée de la Chine a toujours occupé les bons esprits en France. Tout a commencé, il y a longtemps, avec les Lettres édifiantes et curieuses de Chine, oeuvre de missionnaires jésuites, retour de Chine : un best-seller en 1702. Ces Jésuites ont introduit dans l'imaginaire français (et en Italie) trois importations qui furent trois de leurs inventions : la Chine est dirigée par un empereur philosophe, les Chinois pratiquent une morale sans Dieu, le pays est administré par des mandarins honnêtes. La réalité de la Chine était autre : l'empereur tyrannique, la bureaucratie corrompue et le peuple confit en dévotions bouddhistes et taoïstes. Pour des raisons diplomatiques, les Jésuites avaient feint de ne rien voir. Déjà. Mais qu'importe à l'intelligence française !

L'empereur philosophe, la morale sans Dieu, la méritocratie au pouvoir : c'est faux -mais si commode -que Voltaire s'en empare. Il en fait le despotisme éclairé et le déisme, une alchimie philosophique : nos Lumières viennent un peu de cette Chine rêvée, l'écran de nos fantaisies. De Voltaire à Paul Claudel, d'André Malraux à Roland Barthes et nos maos, tout se passe comme si, dès qu'il est question de la Chine, le voyageur français perdait tout sens commun. Dans cette cohorte, à leur rang, les maoïstes français en seraient-ils moins coupables ? Leur erreur en devient moins originale mais leur perversité n'en est pas atténuée : car, avec nos maos, nous ne sommes plus dans la littérature. Claudel en Chine fut poète, mais Barthes et Sartre complices silencieux de crimes gigantesques. À partir de combien de morts se seraient-ils décidés à parler ? À moins que -on n'ose y songer – quarante millions, soixante millions de morts chinois ne pesaient pas très lourd parce que chinois ? Impensable.

Les protagonistes de cette aventure sont loin d'avoir tous disparus, beaucoup écrivent encore ; n'est-on pas en droit d'en attendre une explication, quelques regrets peut-être ? Sollers a-t-il vu ou pas vu, vraiment rien ou feint de ne pas savoir ? Fut-il sadien ou marxiste, toqué d'éthique ou d'esthétique ? Sollers aussi pourrait-il expliquer Barthes et Serge July, le lieutenant mao, nous commenter Sartre, qu'il seconda ? Trente ans après la mort de Mao, n'est-ce pas le moment sinon du repentir, au moins de la confession ? Pour l'histoire, pour ne pas récidiver, pour les victimes ? Ou, devrait-on se satisfaire de l'autojustification du psychanalyste Gérard Miller, emblématique de sa génération ? En 2005, sur TV5 : «Si la France d'aujourd'hui, déclare Miller, est un peu plus vivable que dans les années 1960, elle le doit pour une part non négligeable à nous, les maoïstes français.»

Contre cette passion esthétique, aragonienne, sartrienne, de la révolution, sommes-nous désormais vaccinés ? On voit que le gauchisme, l'écologisme profond, l'altermondialisme extrême ne se portent pas mal en France ; mais on veut croire que ses acteurs miment la révolution totale plus qu'ils n'y croient. Envers l'esthétique de la violence et le sado-marxisme, une certaine intelligentsia française peut être nostalgique mais guérie. Reste la sinolâtrie, intacte.

À Pékin, hommes d'État et hommes d'affaires occidentaux devinent toujours dans le Parti communiste chinois un despotisme éclairé (on ne va tout de même pas leur imposer la démocratie !). Aux pieds de l'empereur du moment, Mao IV, ces délégations se prosternent six fois ; mais pour le peuple chinois, toujours écrasé, ces officiels n'ont pas un regard. La «démaoïsation» ? Le Parti a décidé que Mao avait eu raison aux deux tiers, tort pour un tiers : dans quel tiers affecter les soixante millions de morts ? La question en Chine ne peut pas être posée, celle du massacre de Tiananmen, oeuvre de Mao II, en 1989, non plus. Mais, à Paris, s'interroge-t-on assez sur cette tyrannie que certains ont tant aimée ?