Humanisme et potager

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C'est beau l'aliénation intellectuelle de certains "philosophes" !!

Rien en ce monde n'est un déchet absolu
(De la contradiction interne de la tomate)

Pour reprendre l'exemple de la pollution, les Occidentaux face à ce problème ne sont, aux yeux des chinois, que "des grenouilles au fond d'un puits", selon une vieille expression employée au Pays du Milieu ; le petit cercle bleu qui se découpe au-dessus des grenouilles n'est pas le ciel tout entier ; la fumée d'une usine ne crée pas à elle-seule le problème de la pollution. C'est pourquoi, au sortir du puits, la Chine s'est attachée à faire disparaître la loi du profit et à ébaucher une nouvelle conception du déchet, du rebut. "Dans une perspective métaphysique, le déchet ne peut être utilisé et devrait être rejeté. Au contraire, dans la vision matérialiste dialectique, la notion de déchet est relative. Rien en ce monde n'est un déchet absolu.. (La Revue de Pékin du 5 Février 1971). Il fallait alors bannir toute relation rigide, "métaphysique", entre le bon et le mauvais, entre l'utile et l'inutile, de telle façon que l'ont puisse intervertir les deux termes d'un couple désormais dialectique.

Lettre "mortes" et lettres "vivantes"

La revue chinoise La Chine en construction (janvier 1971) rapporte qu'un facteur de la province du Heilongjiang a tenté de résoudre en termes philosophiques le problème des lettres "mortes" ; il qualifie par ce terme toutes les lettres dont l'adresse est incomplète ou celles dont le nom du destinataire n'est pas clair. Voulant faire accéder son expérience pratique du stade de la connaissance sensible au stade de la connaissance rationnelle, il se propose comme objet d'analyse dialectique la transformation des lettres "mortes" en lettres "vivantes. Il fit le bilan de son expérience et estima que les lettres ne sont pas "mortes" de façon absolue et immuable ; "dans des conditions déterminées, elles peuvent se transformer en passant d'une catégorie à l'autre, et le facteur déterminant de cette transformation est l'homme, la conception du monde du facteur". Il transforma plus de 200 lettres "mortes" en lettres vivantes

Philosophie et conservation des tomates.

Une autre expérience est rapportée par le groupe d'expérimentation scientifique de la station légumière du bureau d'alimentation de Zhongwen à Pékin ("La Chine en construction" de Janvier 1971). Elle a consisté à résoudre en termes spécifiquement philosophiques un problème concret : la conservation des tomates ; le processus de la connaissance part de la pratique : la pénurie des tomates durant la morte saison. Il s'agit de dégager les lois de la conservation des légumes en général. Après avoir utilisé de façon empirique des méthodes étrangères qui, au lieu de ralentir la maturation sans supprimer le métabolisme, bloquaient ce-dernier en violant ainsi les lois de la vie des tomates, ce groupe découvrit un jour trois tomates très bien conservées. Estimant que "l'universel existe dans le spécifique", il procéda à des examens et s'aperçut que la température, l'humidité et l'aération constituent les trois facteurs fondamentaux de la vitalité des tomates. Pensant dialectiquement ce problème, ces personnes se reportèrent à l'essai philosophique de Mao Ze dong De la contradiction : "dans l'étude de tout processus complexe où il existe deux contradictions ou plus, nous devons nous efforcer de trouver la contradiction principale. Lorsque celle-ci est trouvée, tous les problèmes se résolvent aisément…Le caractère des choses et des phénomènes est surtout déterminé par cet aspect principal.." Après être retourné de la théorie à la pratique, ils estimèrent que la contradiction principale était celle entre la température et l'aération et que l'aspect principal en était la température.

Quant à l'art de conserver les tomates, les Chinois s'estimaient être encore dans le "règne de la nécessité" ; pour accéder au "règne de la liberté", ils décidèrent de poursuivre leurs recherches sur les contradictions internes des tomates, pour réussir une conservation en grande quantité ; "la cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n'est pas externe, mais interne… Les causes externes constituent la condition des changements, les causes internes en sont la base, et les causes externes opèrent par l'intermédiaire des causes internes" (Mao, De la contradiction).

Au fur et à mesure que le fruit respire, il consume ses réserves et arrive enfin à la dernière période de sa maturation. Telles sont les lois internes. Le groupe décida alors d'assurer aux tomates les conditions minimales de la vie pour ralentir au maximum la respiration, le métabolisme et la maturation. Les tomates"qui se flétrissent en une nuit" devenaient ainsi un fruit "frais pendant cent jours".

Joël Bel Lassen, Philosophie et conservation des tomates -le mouvement d'étude de la philosophie en Chine contemporaine (pp.73-77), L'impensé Radical, Paris, 1973*

Notice bibliographique

Ce texte -sur un total 110 pages, vendu 29 francs à l'époque -dont la puissance réside d'abord et avant tout dans le refus de son auteur d'employer le mot réfrigérateur, est enrichi d'une belle préface de Michèle Loi, en date du 6 juin 1973, indiquant avec force :

"Très pédagogique -et il faut l'en louer -le titre de l'essai de Joël Bel Lassen, Philosophie et conservation des tomates, provoquera l'attention et la réflexion de tous ceux qui, justement, ne jugent pas selon des dogmes imperturbés(…) Il n'est pas inutile de dire qu'une étude du genre de celle-ci ne pouvait être menée et réussie que par une catégorie de chercheurs dont les représentants sont encore extrêmement rares. Sinologue et philosophe -pour autant que ces mots aient encore leur sens lorsqu'on aura lu Philosophie et conservation des tomates, mais comment m'exprimer en d'autres termes ? -Joël Bel Lassen s'est trouvé préservé -oserais-je dire à mon tour, par provocation… pédagogique ? -des vices de l'un par les vices de l'autre et réciproquement." <

L'ouvrage se conclut par un utile extrait des Essais philosophiques choisis des ouvriers, paysans et soldats (Pékin, 1972), signé d'un incertain Piao Hsing-chou, président du comité révolutionnaire de la brigade de production Kienkouo du district de Tiéli, province du Heilongkiang, dont la conclusion prophétique vaut d'être citée ici :

"Nous devons nous habituer à nous forger au milieu des invectives et savoir prévenir également notre propre chute au milieu des applaudissements".