Enquête accablante sur Mao

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Enquête accablante sur Mao, le démiurge manipulateur (Le Monde)

LE MONDE DES LIVRES | 08.09.06 | 16h02. MORT il y a presque trente ans, le 9 septembre 1976, Mao ne fait pas que trôner en effigie du haut de la porte de la Paix-Céleste, à Pékin, contemplant le mastaba où repose son propre cadavre embaumé à l'autre bout de la place Tiananmen. Il pèse encore d'un poids incommensurable non seulement sur le sort fait à "son" peuple, mais également sur l'historiographie du monde moderne.

Mao, the Unknown Story (1) est sans aucun doute l'entreprise la plus téméraire depuis Les Habits neufs du président Mao de Simon Leys (Champ libre, 1971, réédité en Livre de poche), et la plus accomplie, du fait des sources sur lesquelles l'ouvrage s'appuie, sur 800 pages en anglais, pour remettre le géant à sa juste place : celle du démiurge aux mains couvertes du sang de ses concitoyens et de ses propres compagnons d'armes, et cela non pas dans une dérive totalitaire tardive à l'exercice difficile du pouvoir en temps de paix, mais depuis les années initales de guerres, civile et antijaponaise, dont il se voulut, dès les premières heures, le précoce acteur vedette.

Jung Chang, elle-même dans sa jeunesse abusée par le charisme du démiurge (Les Cygnes sauvages, Plon, "Le Monde des livres" du 29 mai 1992), et Jon Halliday, son époux, ont mis une dizaine d'années à rassembler témoignages et documents écrits, non seulement chinois mais aussi, notamment, soviétiques, pour dresser un portrait qui approfondit toutes les autres tentatives publiées à ce jour. L'homme crédité d'avoir remis la Chine sur ses pieds apparaît finalement comme le plus retors des manipulateurs, dès son engagement dans l'action, au début du XXe siècle, au fin fond d'une province arriérée d'un ancien empire à la dérive. On savait depuis Leys la fascination que les traités rétrogrades de philosophie politique chinoise exerçaient sur Mao ; on découvre un schizophrène qui, dès qu'il s'arrache au monde rural qui l'a vu naître, proclame sa volonté d'en finir une bonne fois avec la culture chinoise (il l'a, à tout le moins, singulièrement estropiée). Tout en découle, pour les auteurs, d'une ambition sans borne à une duplicité rare, qui conduira Mao à pactiser avec ses pires ennemis pour mieux éliminer ses plus proches amis dès que ceux-ci auront émis l'ombre d'une critique.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le gouvernement chinois ait décidé de pratiquer la "tolérance zéro" face à ce livre dévastateur. Les journaux étrangers qui en rendaient compte ont été censurés à Pékin. Aucun débat n'a évidemment lieu en Chine à son propos. On voit également des spécialistes étrangers de la Chine moderne prendre l'ouvrage par les pincettes. Dépeindre "le monstre" dans toute sa noirceur revient à le priver "de toute conscience", ce qui le priverait de toute "vision signifiante d'un monde où il ne soit pas le plus puissant", écrit à ce sujet le sinologue américain Jonathan Spence (New York Review of Books, 3 novembre 2005). Mao lui-même, dans ses écrits publics ou privés, n'a pourtant jamais rien dit d'autre.

FRANCIS DERON

(1) Mao, the Unknown Story, de Jung Chang et Jon Halliday, Ed. Jonathan Cape, 814 p.

A paraître en avril 2006 chez Gallimard Article paru dans l'édition du 25.11.05