Francis Deron, ancien correspondant du "Monde" à Pékin et à Bangkok

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Dîner au bord du Chao Phraya, Bangkok, février 2008 Dîner au bord du Chao Phraya, Bangkok, février 2008

LE MONDE | 04.08.09 | 14h58  •  Mis à jour le 04.08.09 | 14h58

Francis Deron, mort le 31 juillet des suites d'un cancer, a exercé sa profession de journaliste de la plus noble manière qui soit : dérangeante. Spécialiste de la Chine et de l'Asie du Sud-Est, il a passé trente ans à bousculer nombre d'idées reçues et à malmener les puissants qui les véhiculaient. D'abord à l'Agence France-Presse puis au Monde, il s'est employé plus que d'autres, et souvent très seul, à démolir certains des mythes de l'époque. Il a désigné le maoïsme pour ce qu'il était : une sanglante aventure totalitaire. Il a puisé dans ses dernières ressources, quelques mois avant sa mort, pour écrire l'un des meilleurs livres sur le massacre de près d'un tiers de la population cambodgienne par les Khmers rouges.

Pire encore, aux yeux de certains maophiles encroûtés, Francis Deron a décrit le lien idéologique qui a conduit du maoïsme à la folie des Khmers rouges. Il a rappelé l'appui dont ceux-ci n'ont cessé de bénéficier de la part de Pékin. On est ici au coeur des ténèbres asiatiques de la fin du XXe siècle, et au coeur du travail de Francis Deron : le décryptage de cette chaîne qui va de l'idéologie (la prétention à l'explication globale) au régime totalitaire (la prétention à gérer tous les aspects de la vie des hommes) et au massacre (le meurtre collectif au nom du bonheur collectif). Il a réalisé une oeuvre de démystification et de subversion de quelques vérités officielles pour faire connaître la Chine en France, dit son ami le sinologue René Viénet. Ce ne fut pas chemin aisé. A Paris, de l'université aux palais officiels, mais aussi chez les gens de lettres et dans la presse - au Monde, notamment -, on s'ébaudissait volontiers devant le spectacle exotique donné par le Grand Timonier et ses Gardes rouges ; on tenait les aventures maoïstes pour une expérience révolutionnaire des plus sophistiquées, voire pour une esthétique "progressiste" ; on analysait avec le plus grand sérieux des palanquées de slogans débiles et criminels.

Francis Deron et certains de ses amis, un tout petit groupe, sont allés voir ce qu'il y avait derrière le pesant rideau d'une propagande alors universellement gobée à Paris, Londres et New York. Ils ne sont pas restés au salon ; ils ont regardé dans la cuisine. Et ils ont contribué à changer le regard porté sur les Chinois ; ils ont humanisé, individualisé une population alors réduite à l'état de cohortes robotisées par la littérature dominante - de droite ou de gauche. "Il a fait découvrir aux Français que les Chinois ne sont pas incompréhensibles ni différents des Européens : simplement plus malheureux, poursuit René Viénet, et bien plus contraints, dans le cadre d'un régime anti-démocratique." "Il avait l'intelligence politique de ce qu'est le totalitarisme, dit une autre de ses proches, la politologue Thérèse Delpech. Il appelait un chat, un chat. J'aimais son empathie avec les victimes des catastrophes du XXe siècle en Asie, sa volonté de préserver la mémoire des morts anonymes, sa contribution unique à l'histoire du génocide cambodgien."

Correspondant à Pékin pour l'AFP de 1977 à 1980, puis, toujours pour l'agence, à Bangkok jusqu'au milieu des années 1980, Francis Deron était reparti en Chine, cette fois pour Le Monde, de 1987 à 1997 ; chef adjoint du service Etranger du journal, il retourne en Thaïlande de 2004 à 2009. Bien préparé (quatre ans d'étude de la langue et de l'histoire de la Chine contemporaine), il lisait les textes originaux et écoutait les témoins directs : dès le début des années 1970, il sait que le maoïsme est une abomination. Avec René Viénet et Simon Leys, notamment, en pleine hystérie maoïste, il participe à quelques fameuses contre-attaques : ouvrages collectifs et films s'attachant à rétablir un semblant de vérité.

Par la grâce du destin, ce farouche critique du Parti communiste chinois (le PCC) est témoin des deux printemps de Pékin : celui de la fin des années 1970 et celui de mai-juin 1989, qui se terminera dans le bain de sang de la place Tiananmen, au coeur de la capitale chinoise.

D'un séjour à l'autre, il raconte une Chine où le niveau de vie ne cesse de s'élever. Il crédite Deng XiaoPing d'avoir sorti le pays des "errements révolutionnistes" de Mao. Il relate l'étrange contrat social post-Tiananmen conclu entre le PCC et la population, sous la forme du mot d'ordre :"Enrichissez-vous !" Le capitalisme le plus débridé succède à une économie d'Etat, mais - chut ! - il ne faut pas l'avouer : officiellement, cela s'appelle "l'économie de marché socialiste" ou "la voie chinoise vers le socialisme". Polémiste féroce, autant qu'il était analyste sourcilleux, Francis Deron se réjouissait des fariboles sémantiques en cours dans la presse du régime. Il note, à la charnière de cette fin de siècle, que pour combler le vide d'une idéologie communiste qu'ils ont abandonnée, les dirigeants chinois encouragent un "nationalisme étroit" qui ne va pas sans risque.

Rien ne l'exaspérait davantage qu'une certaine vulgate en vogue à Paris, qui, au nom de différences "culturelles", vouait le peuple chinois à des régimes autoritaires. Aux contempteurs du "droit-de-l'hommisme", il répliquait : "Au plus profond de la pensée politique chinoise se trouve un droit moral à la désobéissance face à l'injustice."

Francis ne s'est pas épargné. Eternel chapeau à large bord vissé sur le crâne, veste à franges à la Davy Crockett sur le dos et bottes de la cavalerie américaine aux pieds, il n'en avait pas fini avec la bataille des idées. Il a participé à la création du site de presse Internet MédiaPart. Tout juste retraité, il entendait fonder son agence de presse pour continuer à raconter sa "vieille Asie". Et déranger encore.

Sous la plume si claire et pertinente de Francis Deron, si humaine aussi, nos lecteurs ont pu comprendre de façon privilégiée les soubresauts asiatiques. Francis avait la passion du vrai, même si le vrai n'était jamais facile à débusquer puis à écrire. Que sa femme Isabelle et sa fille Laure trouvent ici la modeste expression de notre reconnaissance et la sincérité de nos condoléances. E. F.

Alain Frachon

Dates-clés

  • 3 mai 1952 : Naissance à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)
  • 1976 : Entre à l'AFP
  • 1986 : Rejoint "Le Monde"
  • 1989 : Publie "Cinquante jours de Pékin. Chronique d'une révolution assassinée" (éd. Christian Bourgois)
  • 2009 : Publie "Le Procès des Khmers rouges" (Gallimard)
  • 31 juillet 2009 : Mort à Paris

Le célèbre "Bouddha multimédias", dans le salon de sa maison de Bangkok