Homélie à mon père

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par Laure Deron

Homélie à mon père Francis Deron

Lue à ses funérailles, le 05 août 2009 à Paris, Cimetière du Père Lachaise

En évoquant pour vous la mémoire de mon père, la première image qui me revient devant les yeux est celle de ses deux pieds. Dans le froid hiver du Pékin de mon enfance, nous rentrions d’un dîner clandestin chez des amis chinois dans les Hutong. Le vent mordant de Sibérie fouettait la longue allée séparant l’entrée de la résidence diplomatique de notre appartement, et j’avais trouvé refuge contre mon père, serrée à l’intérieur des plis de son manteau en fourrure de loup qui m’enveloppait et d’où je ne voyais vers le bas, que ses pieds, et les miens, cheminant ensemble. Belle métaphore…

De pair avec les maoïstes, la petite fille que j’étais avait fait très tôt l’épreuve de son ironie cinglante lorsque, mes parents m’ayant laissée seule pour honorer une invitation à dîner chez les voisins, je leur laissai au sortir d’une soirée d’angoisse un mot ainsi rédigé : "ne refaites jamais cela ; j’ai eu peur des bandits". Ce billet me valut des années de sarcasmes sur la nocivité des "bandits" ainsi que leur omniprésence dans les meilleures maisons.

Mon père avait d’innombrables combats. Valeureux dans certains, Don Quichotte dans d’autres, je le soupçonne d’en avoir savouré la joute autant que la cause. Une malheureuse victime de sa verve épistolaire fut mon professeur d’anglais de l’école de Bangkok, pour une malencontreuse remarque hasardée sur l’assassinat du premier ministre indien Indira Gandhi. L’affaire fit grand bruit, dans la petite communauté bruissante des expatriés français, et pour la énième fois, je déplorai de n’avoir pas un petit père tranquille…

Pas un de vous n’ignore l’importance – c’est une litote – de sa dépendance au tabac. Ce Gainsbourg de la clope l’imposa toute sa vie à ses proches, comme l’on aurait prôné un dogme. Il ignora systématiquement l’imposant écriteau "No Smoking" qu’enfant, j’avais placardé à l’entrée de ma chambre pour en défendre l’inviolabilité contre son entêtante cigarette. Rejeté, chassé du territoire en raison de ses volutes nauséabondes, il s’éloignait de son pas sautillant en grommelant avec une infinie mauvais grâce: "ah bon, ah bon… moi je croyais que ça voulait dire qu’il fallait pas Smoker d’toi…".

Je crois que chacun d’entre vous a eu l’occasion, au moins une fois dans sa vie, de recevoir un message de mon père. Lettre ou mails, tous ces messages véhiculaient l’homme, son ironie, son amour du bon mot et sa méfiance des bons sentiments, mais également son sens de l’amitié et son attachement aux réseaux de fraternité, d’armes ou autres, qu’il aimait tisser autour de lui.

Mes souvenirs de l’homme de famille se tarissent vers cette époque, pour un temps. Principalement tourné vers sa carrière, à laquelle il aura consacré l’intégralité de ses exigences de vérité et de droiture, mon père a pendant 20 ans brillé d’autres feux. Tout à l’heure, lorsque l’homme nous aura quitté pour sa dernière escapade, d’autres vous diront, mieux que moi, ce qu’il reste d’un grand journaliste une fois que la plume est reposée pour toujours.

Le père, je l’ai retrouvé ces dernières années, anxieux de laisser dans l’esprit de sa fille et de ses petits-enfants Oleg et Daria une image de proximité, et de complicité. Ravi de partager ses passions, il nous aura emmené, à bord de son 4x4, pour de mémorables virées dans ses terres tropicales de Thaïlande.

Affublé de son fidèle krama, ce foulard cambodgien qu’il portait par tout temps, il leur montra ce qu’il aimait tellement : les temples, la jungle, les plages… Il se délecta des négociations infinies auxquels donnaient lieu les repas, se désolant qu’ayant fait découvrir à ses petits-enfants un pays dont la gastronomie était, assurait-il, la meilleure du monde, son rôle de grand-père lui imposât d’autoriser, et même de subventionner, les orgies de hamburgers chop-suey proposés par l’enseigne Mac Donald de HuaHin. En dernier ressort, l’accord se portait généralement sur un plat de satay relevées de copieuses portions de sauce aux arachides et de grandes rasades de citronnade, dont nous fîmes au cours de ces dernières années une consommation de quantités inavouables, et dont le goût capiteux et voluptueux évoquera toujours, pour moi, la présence de mon père.

Je le revois aujourd’hui, trottinant le long du bateau chatoyant qu’il avait récemment loué pour emmener Oleg et Daria dans une expédition de plongée en observation des poissons multicolores le long des récifs de mers chaudes, guettant les remontées des deux adolescents bronzés et repus et leur butin d’étoiles de mer vivantes, s’émerveillant de leurs pirouettes marines et s’inquiétant, éternel anxieux perfectionniste, de savoir si la journée les avait rendu heureux: "ça ira, pour eux, tu crois? Ils sont pas trop mécontents, hein, ça ira?".

Installé dans un cadre de rêve qu’il appréciait chaque jour, il cultiva pendant ces dernières années ses autres extravagances: sa passion du bricolage et de l’architecture, qu’il appliqua à façonner dans tous les coins de sa maison des "enclos à merdouille", du nom dont il affublait les innombrables babioles inutiles dont il aimait s’entourer; sa fascination de l’informatique et des images, qui le portait à acquérir le dernier cri de tout appareil de toute nature qui apparaissait sur l’étalage de son fournisseur de matériel photo. Esprit méticuleux, il recensait sa vie dans nombreux classeurs dont les étiquettes, que j’ai retrouvées dans ses affaires, témoignent de son sens ironique de la poésie: «trouvailles», «lettres lecteurs indignés», «Laure – fâcheries». Nouveauté pour lui, il s’autorisa l’indulgence, et m’incita – un comble – à ne pas me laisser déborder par le travail. Mime extraordinaire, il s’exerçait dans les dernières semaines à reproduire pour nous faire rire l’attitude des golfeurs qui entouraient le chantier de sa maison de Huahin « MIMIQUE ». Je crois qu’il est parti sans avoir tranché s’il s’y mettrait un jour…

Début juin, un appel du Bangkok Hospital m’arrachait à ma dolence pékinoise: mon père était au plus mal, hospitalisé, et les médecins pessimistes. Partie en urgence à Bangkok, j’y découvrais mon père décharné, affaibli, esseulé et, pour la première fois de sa vie, moyennement combatif. Les semaines qui ont suivi, intense course contre la montre, je les ai consacrées, d’abord seule, puis rejointe par ma mère Isabelle et mon oncle Michel, à organiser ses soins immédiats, le suivi accéléré du chantier de construction de sa maison tropicale, la gestion de ses incalculables affaires courantes, son rapatriement dans la perspective de soins en France auquel il fut d’abord hostile, puis résigné, puis acquis, la médicalisation de son loft à Vitry dans lequel il comptait avec impatience s’installer pour les prochains mois de traitement.

Ce malade exigeant, quoique temporairement réduit au silence, griffonnait furieusement ses instructions sur une feuille de ses éternels bloc-notes. Je garde précieusement celle où il écrivit d’un geste irrité, à l’attention du docte médecin thaï qui ponctuait leur conversation de roucoulements d’acquiescement tout asiatiques "please, stop saying oh oh oh!".

Avec moi, ces semaines de grande proximité ont été l’occasion de se dire un au revoir auquel, pourtant, ni lui ni moi ne voulions croire…

Il est parti deux jours après être arrivé à Paris, heureux d’avoir tenu de justesse le coup du vol de retour, entouré, apaisé – enfin. Au moment de franchir la grande rivière, il n’a pas souffert, et il n’était pas seul.

Il s’en va aujourd’hui, un portable dans la poche de son gilet de reporter, son éternel krama autour du cou, pour découvrir d’autres mondes – peut-être, pour nous les faire partager?

On attend les chroniques.