Les enrôlés d'Al Qaida

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Dossier paru dans "Le Temps", quotidien suisse, le 28 décembre 2001

Ils sont Français, Australiens, Anglais, Américains. Ils ont travaillé pour le réseau Al-Qaida, certains y ont laissé leur vie. Leurs itinéraires personnels ne permettent pas toujours de comprendre pourquoi Certains ont passé par la délinquance et la prison. D'autres menaient apparemment, jusqu'à leur conversion à l'islam radical, des existences banales et rangées. Quels que soient les motifs de leur dérive, tous sont tombés sur des recruteurs habiles qui ont su déceler et exploiter leurs failles pour en faire des croisés de la djihad.

Famille, prison, mosquée, géographie d'une dérive terroriste
Samuel Gardaz et Robert Marmoz, Lyon
Samedi 29 décembre 2001


C'est un policier des renseignements généraux français qui parle: «On a beau travailler à la surveillance des réseaux intégristes susceptibles de virer au terrorisme, on ne sait toujours pas à quel moment se produit l'exaltation qui peut faire basculer quelqu'un vers la lutte armée.» L'homme sait de quoi il parle: ses services ont démantelé le réseau Khaled Kelkal, du nom de ce jeune de Vaulx-en-Velin, auteur d'une série d'attentats en France en 1995 avant d'être abattu à la fin de sa traque. Khaled Kelkal avait été le premier exemple connu de ces jeunes issus de la petite délinquance de cités pour aboutir à l'intégrisme terroriste, en passant par la case prison et la case mosquée. A l'époque, au milieu des années 90, la connexion entre l'itinéraire du jeune homme et l'origine de son engagement était assez claire: l'influence de la lutte des GIA en Algérie, d'où était originaire sa famille. Quand ils ont démantelé le réseau, les enquêteurs sont tombés sur des petites bandes de banlieue parmi lesquelles on retrouvait des Français «de souche» ou des Espagnols convertis à l'islam. De la petite délinquance au grand terrorisme on pouvait, même après coup, deviner la logique de l'évolution.
Aujourd'hui, avec les enseignements tirés des enquêtes sur les sympathisants et les membres d'Al-Qaida, le réseau d'Oussama Ben Laden, les enquêteurs sont beaucoup plus perplexes. Les profils socio-psychologiques de Zacarias Moussaoui, Djamel Beghal, Kamel Daoudi ou encore Hervé Djamel Loiseau, sans parler même du fils de charcutier savoyard Jérôme Courtailler, sont assez éloignés de la caricature de «lascar des cités» que pouvait représenter Khaled Kelkal. Pour Zacarias Moussaoui, mis en examen par les autorités américaines dans l'affaire des attentats du 11 septembre, la fêlure est clairement d'origine familiale et concerne une cousine très pieuse venue du bled que les deux frères se sont disputée. C'est finalement Abd Samad, l'aîné, qui l'a épousée. La mère des deux garçons n'a plus parlé à ses deux fils jusqu'à ce 12 septembre, où la photo de Zacarias est apparue sur les écrans de télé, comme l'un des premiers suspects: «J'ai cru que le ciel me tombait sur la tête», dit-elle avant d'aller assister au début du procès de son fils, le 2 janvier prochain.
Même réaction chez le père d'Hervé Djamel Loiseau qui ne veut toujours pas croire que c'est bien son fils dont on a retrouvé le corps dans les montagnes afghanes. Un fils mort de faim, de froid et d'épuisement après avoir combattu aux côtés des miliciens de Ben Laden. «Avant, il avait des copains, des filles, il sortait, il buvait, faisait la fête. Quand il a fréquenté la mosquée de Belleville (ndlr: à Paris), il a complètement changé. Les barbus lui ont lavé le cerveau.» Même profil à mille lieues des petits délinquants de banlieue en ce qui concerne Kamel Daoudi, mis en examen avec Djamel Beghal pour «association de malfaiteurs».
De son côté, l'itinéraire du Britannique Richard Reid illustre le fait que la prison continue malgré tout de jouer un rôle significatif dans la dérive vers l'islamisme radical et le terrorisme. C'est en effet lors de son séjour à la maison de correction pour jeunes délinquants de Feltham, à l'ouest de Londres, que l'auteur de l'attentat manqué contre le Boeing d'American Airlines, samedi 22 décembre, s'est converti à l'islam. Fils d'un père jamaïcain et d'une mère anglaise, rien ne prédisposait ce petit délinquant paumé à cette conversion, et l'institution carcérale n'a pas encore livré ses secrets sur les modalités de cette évolution. Le Guardian de vendredi a toutefois levé un coin du voile en révélant que trois imams qui travaillaient dans des prisons anglaises avaient été suspendus il y a quelques semaines pour «commentaire déplacés» après les attentats du 11 septembre. L'un d'eux, Abdul Rahman Qureishi, officiait à la prison de Feltham, où Richard Reid a séjourné à deux reprises en 1992 et 1994. Selon le Guardian, l'imam avait prêché contre «le Grand Satan» (les Etats-Unis) et des gardiens ont retrouvé dans des cellules de la propagande anti-américaine.
Comme l'explique Anne-Marie Menu-Decourt, pasteur à Genève auprès des détenus de Champ-Dollon, «la quête de sens est beaucoup plus importante en milieu carcéral. La réaction des détenus est beaucoup plus forte qu'à l'extérieur, ils sont poreux aux discours, facilement malléables et constituent une proie facile pour qui veut les influencer.» En France, le prosélytisme islamique semble aussi une réalité bien présente, même si elle n'a pas été officiellement reconnue. Selon une enquête du Monde, «depuis quelques années, la vie des établissements pénitentiaires est émaillée de mouvements de rébellion et de petites crispations, qui ont en commun la revendication d'une pratique plus stricte de l'islam». Le quotidien relate le témoignage «tristement significatif» d'un aumônier de la maison d'arrêt de Villepinte au sujet d'un jeune Franco- Portugais récemment converti à l'islam qui l'avait appelé: «Je parlais portugais, raconte l'ecclésiastique, je connais le village de son père, nous avions l'habitude de discuter. Mais cette fois, à la sortie de la cellule, quatre barbus m'attendaient. Ils m'ont dit: «Tu n'as pas le droit de lui parler, il est à nous».»

«Les recruteurs procèdent comme les mafias»

Quel itinéraire ont suivi les combattants occidentaux de la «guerre sainte»? Interview.
Etienne Dubuis

Le général Jean-Vincent Brisset, directeur de recherches à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de Paris, décrit le parcours tortueux qui mène de la marginalité au terrorisme.

Le Temps – Avez-vous été surpris d'entendre que des jeunes Occidentaux avaient rallié les rangs des talibans ou même d'Al-Qaida?
– Jean-Vincent Brisset: Absolument pas parce que ce n'est pas la première fois que des Occidentaux se retrouvent dans les rangs d'une rébellion ou d'une autre. Il existe de nombreux exemples. On a retrouvé certains individus du côté des Khmers rouges, d'autres en Bosnie. Cela a commencé déjà avec la guerre d'Espagne.

- Qu'est-ce qui peut attirer des jeunes Occidentaux à entrer dans de tels mouvements?
– Il y a deux types de militants. Certains ont un long passé personnel qui les amène, à travers une réflexion assez lourde, à se retrouver du côté de groupes extrémistes, voire à combattre dans leurs rangs. Je pense notamment à Régis Debray, en France, qui a lutté avec Che Guevara. D'autres, la majorité de ceux que l'on retrouve aujourd'hui dans Al-Qaida, sont simplement des paumés, pour qui l'appartenance à un groupe extrémiste représente la possibilité d'acquérir une dimension personnelle et intellectuelle.

– Comment passe-t-on de l'état de paumé à l'état de terroriste?
– La première étape est la sortie du système. Les paumés qui avaient jusqu'alors appartenu à une cité et possédé une adresse connue, les paumés qui se faisaient arrêter de temps en temps, disparaissent de la scène publique pour entrer dans un circuit parallèle où ils seront protégés, accueillis par des gens qui ne leur poseront pas de questions. Jusque-là, ils avaient eu affaire à ce qu'on appellera des «aiguilleurs», des militants qui appartiennent encore, malgré leur radicalité, aux vitrines légales des mouvements armés et qui ne connaissent pas forcément tous les tenants et aboutissants de leur conduite. A ce stade, les recrues entrent en contact avec des recruteurs, à savoir des professionnels, qui vont estimer leur potentiel et leur attribuer un rôle. Certains basculent alors dans une totale clandestinité, d'autres, comme les terroristes du 11 septembre, adoptent une double vie de terroriste possédant une couverture légale.

– Comment ces recruteurs agissent-ils avec les recrues qui les intéressent?
– Ils emploient des techniques ancestrales, qui sont aussi celles des mafias. Ils vont notamment «mouiller» ces jeunes gens, c'est-à-dire leur faire commettre un acte qui les empêchera de retourner à une vie sociale normale. A partir de là, ils pourront en faire ce qu'ils veulent.

– Cela se passe souvent à Londres apparemment.
– Manifestement. Il y a à cela une raison banale, qui est le billet d'avion. La Grande-Bretagne et le Pakistan ont des relations aéronautiques particulièrement intenses. Mais cela s'explique aussi par la tradition anglaise de l'Habeas corpus, qui libère les gens de la nécessité de présenter leur pièce d'identité ou de justifier de leur mode d'existence tant qu'ils ne sont pas impliqués dans des activités illégales.

– Sait-on combien de jeunes Occidentaux se sont finalement engagés dans la «guerre sainte»?
– On parle d'un à plusieurs milliers. Mais il faut distinguer les Occidentaux d'origine orientale ou musulmane, qui constituent l'écrasante majorité des cas, et les Occidentaux de parents chrétiens, sans lien avec l'islam à la naissance, qui ne doivent pas représenter plus d'1% du total.
Propos recueillis par Etienne Dubuis

Zacarias, Hervé, David, Djamel, John et les autres: les itinéraires d'improbables soldats de l'islam


Frédéric Koller

Zacarias Moussaoui, un Franco-Algérien de 33 ans, a été interpellé aux Etats-Unis le 17 août, et il est aujourd'hui inculpé de complicité dans l'organisation des attentats du 11 septembre. Porteur de faux papiers, il prenait des cours de pilotage à Minneapolis et s'entraînait au maniement des explosifs lors de son arrestation. Il risque la peine de mort. Il a séjourné à Londres de 1992 à novembre 2000, date à laquelle il a gagné les Etats-Unis. Entre-temps, il s'est rendu à plusieurs reprises en Afghanistan où il aurait participé au recrutement des combattants d'Al-Qaida. Zacarias Moussaoui était en relation avec l'Egyptien Mohamed Atta, considéré comme le chef des kamikazes du 11 septembre et avec lequel il aurait partagé une chambre à Hambourg (Allemagne).

Djamel Beghal, arrêté fin juillet à Dubaï (Emirats arabes unis) et mis en examen le 1er octobre à Paris pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste», est soupçonné d'avoir animé un réseau qui préparait un attentat contre l'ambassade des Etats-Unis à Paris. Le Français a été arrêté une première fois en 1997 lors du démantèlement d'un réseau de soutien aux maquis algériens, puis relâché. On le retrouve ensuite à Londres, puis à Leicester (Angleterre). Lors de sa première comparution devant le juge d'instruction parisien Jean-Louis Bruguière il explique que le but de ce voyage était de «poser des questions à Abu Qutaba sur le takfir», un groupe radical sunnite d'origine égyptienne. Abu Qutaba, de son vrai nom Omar Abu Othman, est décrit par la police française comme «un vétéran afghan, chef religieux islamiste bien connu pour son implication dans l'envoi de volontaires dans les camps d'entraînement afghans». C'est dans ses bureaux, à Londres, que Djamel Beghal est incité à rejoindre les talibans. Mi-novembre 2000, il s'envole pour le Pakistan, puis gagne Jalalabad où le rejoignent femme et enfants. Après avoir suivi un entraînement militaire à Kandahar, il retourne en France à l'été 2001.

Hervé Djamel Loiseau, un Français de 28 ans, a été retrouvé mort le 24 décembre près de Tora Bora et enterré au Pakistan. Il avait été repéré il y a trois ans par la police française lors d'un vaste coup de filet dans les milieux islamistes qui visait, à la veille de la Coupe du monde de football en France, des membres d'un réseau réputé proche du groupe islamiste armé (GIA) algérien. Après son départ de France, on retrouve sa trace à Londres, puis en Afghanistan où il deviendra un combattant d'Al-Qaida.

Kamel Daoudi, informaticien dans un cybercafé de l'Essonne (France), a croisé Djamel Beghal dans les camps d'entraînement afghans et a été mis en examen le 3 octobre également pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste». Aux policiers français, il déclare: «Je n'étais pas bien psychologiquement et aller en Afghanistan rejoindre le djihad donnait un sens à ma vie.»

Jérôme Courtailler est l'un des premiers terroristes français présumés à avoir été arrêté et emprisonné aux Pays-Bas, le 13 septembre. Ce Savoyard de 27 ans converti à l'islam est soupçonné d'avoir falsifié des passeports et des cartes de crédit et aurait participé à la préparation d'attentats contre les intérêts américains en Europe.

David Courtailler a séjourné avec son frère aîné Jérôme en Grande-Bretagne. On le retrouve en Afghanistan et au Pakistan en 1997 avant qu'il soit arrêté par la Direction de la surveillance du territoire français (DST) et placé sous contrôle judiciaire.

David Hicks, un Australien de 26 ans, a été arrêté le 9 décembre par l'Alliance du Nord de l'Afghanistan comme membre supposé du réseau Al-Qaida. Après avoir été renvoyé de deux collèges, il quitte l'école à 14 ans. Il accumule ensuite les petits boulots dans des abattoirs de poulets et de kangourous, dans le rodéo, la boxe, la pêche au requin ou encore comme dresseur de chevaux. Il découvre l'islam au Japon et s'engage, en 1999, dans l'Armée de libération du Kosovo tout en nourrissant une haine pour l'Occident. En novembre de la même année, il part étudier le Coran et l'arabe ancien au Pakistan où il aurait noué ses premiers contacts avec Al-Qaida. Il se serait notamment entraîné avec le groupe Lashkar-i-Taiba, proche d'Oussama Ben Laden et combattu à plusieurs reprises auprès d'indépendantistes cachemiris, selon les autorités australiennes. Deux autres Australiens seraient encore en Afghanistan parmi les troupes talibanes.

John Walker Lindh, un Américain de 20 ans, a été retrouvé blessé le 1er décembre parmi les rares talibans qui ont survécu au pilonnage massif de l'aviation américaine contre les mutins qui s'étaient emparés de la forteresse de Qala-i-Jhangi, près de Mazar-i-Charif. Au contraire de David Hicks, John Walker Lindh était un étudiant brillant qui s'est découvert une passion pour la religion et la culture musulmanes dès l'âge de 16 ans en lisant l'autobiographie de Malcom X. Ses parents, de milieu aisé et libéral, l'ont soutenu dans ses convictions et ont financé ses cours d'arabe au Yémen. En février 2000, il rejoint une école coranique du Pakistan, puis le maquis au Cachemire, enfin le combat contre l'Alliance du Nord.

Richard Reid, le Britannique aux chaussures bourrées d'explosifs qui a tenté de faire exploser le Boeing d'American Airlines entre Paris et Miami le 22 décembre, aurait effectué plusieurs séjours dans les camps d'entraînement d'Al-Qaida après avoir été recruté par les réseaux islamistes à Londres. De père jamaïcain et de mère anglaise, il est né en 1973 au Farnborough Hospital de Bromley, au sud-est de Londres. Lors de l'un de ses divers séjours en prison pour différents vols dont une attaque à main armée, il se convertit à l'islam. Libéré, il fréquente la mosquée de Brixton, dans le sud de la capitale. De source judiciaire française, il s'est rendu l'été dernier au Pakistan où il a tenté en vain de gagner l'Afghanistan. Selon la chaîne de télévision américaine ABC, il se serait entraîné dans le même camp d'Al-Qaida que Zacarias Moussaoui. Richard Reid a affirmé au FBI avoir acheté l'explosif – du pentrite – pour 1500 dollars à Amsterdam et avoir fabriqué l'engin tout seul.